Éthique et philosophie du cerveau

Travaux d’Emmanuel Fournier

Depuis quelques années, avec le développement exponentiel de la neuroscience cognitive, de la neuro-imagerie, de la neuropsychologie, on accorde une place toujours plus grande au cerveau, qui régenterait désormais non seulement notre pensée, mais aussi nos émotions, nos doutes, nos amours, etc., au point que ce n’est plus tant l’humain qui pense, est ému, doute, aime etc., mais la « matière cérébrale », promue au rang d’ordonnatrice despotique de nos vies et de nos espérances. La rumeur neuroenthousiaste emboîte le pas.

« Ici commence un livre d’insouciance. J’apprends que je ne sais rien, sinon que mon cerveau sait et apprend pour moi tout ce qu’il faut, qu’il me donne conscience de ce qu’il veut, quelques miettes par-ci par-là quand il lui plait, et que je n’ai besoin de rien de plus, qu’il décide de tout pour moi, et toujours au mieux, qu’il me fait vouloir ce que j’appelle liberté, et préjuger ce que je crois penser. »

Après Creuser la cervelle (PUF, 2012), Emmanuel Fournier, avec cet « esprit » si particulier qui n’a été repéré sur aucune image du cerveau, tresse un réquisitoire d’insouciance contre ce nouvel ordre cérébral qui, à force de neurocertitudes, nous prépare, à nous écervelés, un monde d’encervelés à la merci des Pères Ubu de la neuroquelquechose.

  • Creuser la cervelle. Variations sur l’idée de cerveau. Presses Universitaires de France (PUF), 2012

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« Encerveler ou Encérébrer. v. tr. (1989, de en– et cerveler, du lat. cerebellum « petite cervelle », diminutif de cerebrum « cerveau, cérébrer »). I. 1. Déposer, enfouir dans le cerveau. 2. Ramener au cerveau, voir (le monde, l’homme, la pensée) à travers le cerveau, en faisant référence à lui. 3. Supposer qu’une vision cérébrale obéit à une nécessité historique ou scientifique dont tout ce qui découlera sera finalement bien. Encerveler ses désirs et ses joies sous un irrécusable besoin d’endorphinesII. 1. Prêter à (un être, une chose, une idée) une organisation complexe et élaborée. Encerveler le monde. 2. par ext. Douer de raison ou d’esprit, rendre intelligent. 3. fig. Alourdir, appesantir. Trop penser. « Pourquoi encervelle-t-il cette histoire ?» III. pronom. 1. Se donner une assise cérébrale, s’enraciner dans le cerveau. L’homme qui s’encervelle. 2. Se prendre pour son cerveau, se réduire à lui, se cacher en lui. 3. par ext. Démissionner, capituler, ne plus penser. « Elle avait compris qu’il suffisait de s’encerveler pour considérer l’existence d’une façon bien plus prévisible et supportable ».

Pourquoi demandons-nous avec tant d’empressement au cerveau d’expliquer ce qui nous arrive et ce que nous devons faire ? On se dit, n’est-ce pas dans ses replis que nous devons désormais chercher notre sort ? La philosophie peut-elle rester indifférente à un tel sujet ? […] Mais avons-nous éclairci notre monde et résolu nos questions de vie en les enracinant dans nos cerveaux ? A-t-on rendu la conscience moins mystérieuse ? Et penser ? L’organe de la pensée va-t-il enfin nous en dispenser ? »

Le livre s’interroge avec une douce ironie sur les espoirs et les fragilités qui s’expriment dans cette nouvelle quête de fondement que nous avons entreprise. Qu’on ne s’attende pas à trouver ici une théorie du fonctionnement cérébral, mais mille interrogations, mille formulations des questions qui surgissent dès lors qu’on interpose l’idée de cerveau entre nous et le monde. L’ensemble compose une suite de méditations, ramassées en brefs chapitres, pour trouver une place au cerveau et varier notre distance à son égard.

  • Notre nouvel alibi, le cerveau. In : Neurosciences et société. Enjeux des savoirs et pratiques sur le cerveau (dir. B. Chamak et B. Moutaud), éditions Armand Colin, 2014

2014 Neurosciences et sociétéLes neurosciences occupent aujourd’hui une place croissante dans nos sociétés. Elles nous proposent un ensemble d’interventions plus ou moins invasives pour moduler, restructurer ou stimuler le fonctionnement de notre cerveau. Bien au-delà des domaines de la recherche et du soin, les découvertes, les pratiques et savoirs sur le cerveau imprègnent plus largement les représentations que nous nous forgeons de la réalité et de nous-mêmes, mais aussi orientent les politiques publiques et participent à redéfinir ce que sont l’humain et la vie en société.
Réunis dans cet ouvrage collectif, une douzaine de chercheurs interrogent un phénomène commun, celui de la circulation, de la diffusion et de la transposition dans nos sociétés des savoirs et pratiques des neurosciences et de leur appropriation par les individus ou les mouvements sociaux. Ces interactions et dynamiques sont désignées par l’expression : la « vie sociale » des neurosciences.
Panorama inédit de l’évolution des neurosciences, l’ouvrage offre une réflexion pluridisciplinaire afin de comprendre l’ampleur de ses répercussions historiques, philosophiques et sociales.