Éthique critique

Travaux d’Emmanuel Fournier

« Dans les relations de soin et dans l’organisation des soins, le jeu du mal et du bien ne se fait pas sans d’étranges connivences ou ambivalences. Le mal est bien le mal, mais vient parfois sous le couvert du bien, et le bien qui veut annihiler le mal ou du moins le contrecarrer peut se renverser en mal ajouté. Le mal ne faisant pas de doute, ce dont il faudrait donc parler en priorité, c’est de maltraitance, qui donne hélas toujours et encore matière à dénoncer, à se révolter et à lutter. »

Emmanuel Fournier interroge l’éthique, dans la relation de soins, entre professionnel et patient. L’éthique médicale, l’éthique de la santé, et aussi peut‑être l’éthique tout court. Il alerte sur les dangers que contient en elle la notion de « bienfaisance », en interrogeant sa version récente, la « bientraitance », en opposition à la maltraitance. Aussi généreuse soit‑elle, la notion – tentatrice – de bientraitance, lorsqu’elle est brandie comme un label, laisse perplexe tant dans ses objectifs de lutte contre le mal que dans ses vœux de « bienfaire ». Un sort qui devrait amener à réinterroger l’éthique sur l’éternel risque encouru par celle‑ci : celui de tomber dans les pièges d’une morale moraliste ou d’une déontologie normative.

« Celui qui veut, d’une manière ou d’une autre, servir l’humanité en médecin devra user de beaucoup de prudence envers ce sentiment, — il le paralyse régulièrement au moment décisif et annihile son savoir et sa main habile et secourable. » Nietzsche, Aurore

Voilà qui réveille ! Quoi ? Compatir créerait de la souffrance ? La compassion aurait un double visage ? Elle ne serait pas cette évidente bonté contribuant à fonder le soin ? N’est-elle pas, au même titre que l’empathie, l’un des piliers de la sollicitude ? Compatir, n’est-ce pas déjà marquer une attention à l’autre, se soucier de lui, et au-delà jeter les bases d’un lien et d’un “vivre ensemble” ? Difficile à entendre pour nos oreilles prudes : toucher à la compassion n’est-ce pas faire un pas vers la barbarie ? Peut-on revenir sur les valeurs de commisération et de miséricorde si communément tenues pour positives ? Ce Nietzsche incompatissant n’est-il pas profondément inactuel ? Ne faut-il pas manquer de cœur pour voir la compassion comme nocive ?

« Que nous voulions du bien à celui qui nous témoigne de la pitié, c’est déplorable ; nous devrions dire : soyez vaillants, que ma souffrance ne vous prive pas de votre bonne humeur : nous devrions souhaiter ne pas perdre de vue les éléments de joie qui nous entourent ! Mais nous sommes des tyrans. » Nietzsche, fragment posthume

Qu’on cache cette bonne conscience ou qu’on la proclame et qu’on s’en vante, quelles hypocrisies recouvre-t-elle sous sa trop visible “humanité” ? Au-delà de la démonstration d’une générosité, que signifient les manifestations de compassion ? En quoi est-il nécessaire de compatir pour marquer sa sollicitude à autrui ?