Travaux d’Emmanuel Fournier hors université
« Aller en verbes, sans noms, à l’infinitif, c’est laisser à autrui (laisser aux choses, se laisser) la place la plus large, la plus libre. Comme si tout était possible et restait à faire, à essayer, en acte. C’est donc aussi s’appeler à une pratique effective : à s’engager, à s’y mettre (à vivre, à être, à penser), chacun à sa manière. »
- Croire devoir penser 1992. Éditions de l’Éclat, 1996
« Penser sans le savoir. Marcher sans le savoir. Ni savoir comment faire pour marcher ou pour penser. S’étonner de manquer de savoir. Et de pouvoir savoir sans savoir savoir, sans avoir conscience de savoir. S’étonner de pouvoir penser ou marcher sans avoir à s’en inquiéter. »
D’ordinaire, le langage répond aux interrogations par des énoncés articulés autour de verbes soumis à la conjugaison, rattachant ainsi l’homme à ses questions sans pour autant lui répondre. Restait à tenter l’expérience de la “déconjugaison”, par laquelle le verbe, laissé intact, se déclinerait exclusivement à l’infinitif. Alors l’homme et ses questions et ses réponses conjugués se prennent à sourire de ce qu’on ait pu croire devoir penser : « Je pense, donc je suis », comme s’il ne s’agissait au fond que de se pincer simplement l’avant-bras pour ne pas avoir à douter que ce fût bien «soi» et non quelqu’autre chose. C’est toute l’ironie de ce livre qui paraît en 1996 pour la première fois, fêtant les 37 ans de l’auteur. C’est toute sa légèreté que d’annoncer qu’«il nous arrive parfois d’espérer répondre aux questions que nous nous posons» par ces «études pour doute et conscience … où il est question de douter, de croire et de savoir, de pouvoir et de manquer, de finir, de changer et de vouloir, de devoir, de servir et de se libérer», mais jamais de soi, ni de René Descartes.
- L’infinitif des pensées, comprenant Les carnets d’Ouessant. Éditions de l’Éclat, 1996
- Toute pensée est penser. Sinon ce n’est que dépouille, bel objet, joli substantif.
- Toute pensée est à l’infinitif et peut s’exprimer en n’employant que des infinitifs. Il y a les verbes et leurs conjonctions. Et les verbes se composent entre eux sans se soucier de substantifs ni de qualificatifs. Laisser courir penser. Il y aura des exemples.
Penser en acte : et l’homme préfère considérer la formule comme simple juxtaposition de mots, quand il fait le constat d’une «pensée séparée de la vie». Cela viendrait-il qu’il ne pense qu’avec des mots qui le tirent le plus souvent vers ce qu’ils veulent communément dire, et non plus vers ce qu’il voudrait, lui, penser ? Comment chercher, dans ces conditions, une façon acceptable d’être et de penser ? Tout au long de ses carnets d’Ouessant, d’essais parallèles de transcriptions à l’infinitif de Descartes, Nietzsche, Wittgenstein, Kant, Aristote ou Heidegger, de postfaces à Croire devoir penser, et d’annotations au «chantier de la philosophie», Emmanuel Fournier détaille avec une grande honnêteté et un sens minutieux de l’humour ce qu’il entend par «penser à l’infinitif».
- L’infinitif complément, Éric Pesty Éditeur, 2008
Comme nulle part aussi nettement, Emmanuel Fournier s’interroge ici sur la logique d’inachèvement contenue dans le mode infinitif – infinitif que l’on opposera donc aussi bien à conjugué ou à substantif que, singulièrement désormais, à définitif. De fait l’Infinitif complément a vocation d’articulation logique de tout le travail d’écriture, depuis Croire devoir penser, dont une citation et sa matrice sont ici découvertes (§ 11 de Croire devoir penser / § 11 de l’Infinitif complément), jusqu’à Mer à faire, dont l’Infinitif complément pourrait tenir lieu de « préface précoce » en en expliquant l’incipit, volontiers provocateur : « Dessiner la mer, qu’ai-je de mieux à faire désormais ? Quoi de plus vain, quoi de moins ? Il fait beau ce matin et j’ai achevé de penser. Et la mer est à faire, qui veille sur nous de si loin. »
- Philosophie infinitive, ou La Comédie des verbes, en coffret de 4 livres. Éditions de l’Éclat, 2014
“La langue n’est pas tout, mais si ça cloche avec la langue, comment cela pourrait-il aller ailleurs?
Éventre quelques phrases et enfonce-toi avec les verbes dans la chair même de nos inquiétudes. Tu verras les questions qui se trament, tout ce que nous machinons avec trois fois rien, si nous avons besoin de plus, s’il y a de quoi rire, jouir ou souffrir…”
La Comédie des verbes est composée de quatre volumes sous coffret intitulés respectivement : Penser à être, Penser à croire, Penser à penser, Penser à vivre, qui viennent élargir et parachever un cycle commencé avec Croire devoir penser en 1996. Penser à l’infinitif revient à renoncer aux mots trop bavards, trop savants pour se concentrer sur l’action tout entière contenue dans le verbe sous sa forme la plus immédiate. L’expérience philosophique, mais aussi littéraire et poétique d’Emmanuel Fournier est unique, essentielle. Elle bouleverse nos habitudes de penser, se concentre sur la langue et ses abîmes et nous ouvre des horizons de lecture insoupçonnés.
Réédition poche 2018
- Tractatus infinitvo-poeticus. Éric Pesty Éditeur, 2021
n’avoir ni où se réfugier
ni où se blottir
sans parler de demeurer”
Au fond, il s’agirait d’être et de vivre, et des appuis ou des entraves qu’être et vivre reçoivent des mots. Des questions de fond donc, mais des questions de quoi ? : de philosophie ? (de métaphysique ? d’éthique ?) ou bien de poésie ? La forme, qui serait le domaine de la poésie, n’est-elle pas essentielle au fond, à ce que peuvent devenir être et vivre ? N’est-elle pas déjà être et vivre ?
L’écriture infinitive (sans noms, sans les savoirs et les certitudes que les substantifs sont d’ordinaire chargés de véhiculer) s’enrichit ici de deux dispositifs formels qui avivent les questions : une métrique souterraine qui porte les verbes à se composer (les conditions de nos existences ?) et trente-six motifs graphiques que les verbes dessinent sur la page en s’assemblant (les formes qu’être et vivre nous amènent à prendre ?).
Où trouver la partition d’être et de vivre ? Est-ce à nous de la composer avec les verbes les plus légers, les plus ouverts possible ? Ou bien avons-nous “seulement” à les interpréter – les conjuguer – au gré des pronoms et des noms, des êtres et des choses ou des circonstances que nous rencontrons ?
- être à être, précédé de Lettre aux inexistants, Éditions de l’Éclat, 2021
« À vous qui êtes et qui, étant, désirez être davantage, n’étant jamais assez, étant peut-être trop, ne voulant pas être seulement ce que vous êtes,
Et à vous qui n’êtes pas et qui voulez simplement être, peu importe comment, ou qui hésitez à être,
Et aussi à vous qui ne croyez et ne désirez rien de particulier à propos d’être, qui ne pensez pas à être, mais qui ne voudriez pas manquer une occasion d’en rire ou de rire d’y penser,
À tous… » cette “Lettre aux inexistants” qui ouvre le volet philosophicus de la nouvelle expédition à l’infinitif, en douze méditations et fantaisies, métrées à douze pieds. Comme si une fragilité n’aggravait pas les autres.
Autre forme, autre fond. Dans ce livre, il est question d’être et de s’engager à vivre, aux prises avec l’abîme de n’être pas et avec la question du nom de l’Être sous laquelle la philosophie a cru devoir s’abriter. Un chemin de traverse réinvestissant par les verbes les grands textes de la métaphysique, de Platon à Wittgenstein, pour expérimenter « la question autrement vivante, autrement sauvage, qui est d’être (le verbe), question à la fois plus large et plus proche de nos aspirations ordinaires ».